Une menace qui vient de l'Arctique

La chercheuse russe avertit que les émissions de méthane peuvent accélérer dramatiquement le réchauffement climatique global.

Leila Marco et Rosana Bertolin

30/11/2015 à 9:58, Lundi | Mis à jour le 22/09 à 16:07

Arquivo Pessoal

Natalia Shakhova

De très graves questions ont été soulevées par la scientifique russe Natalia Shakhova, qui, aux côtés de son compatriote Igor Semiletov, dirige un groupe international de chercheurs préoccupés par les émissions de méthane élévées (CH4) issues des fonds marins du Plateau Arctique de Sibérie orientale (East Siberian Arctic Shelf — ESAS), situé sur la côte nord de la Russie orientale. Leurs observations montrent qu’à certains endroits, la concentration de gaz est des milliers de fois plus élevée que prévu. Selon les chercheurs, en été, lors du dégel, on peut voir le CH4 bouillonnant à la surface de l’eau dans des structures d’épanchement continu impressionnantes et puissantes, de plus de mille mètres de diamètre.

En août, Shakhova, qui est enseignantechercheuse à l’Université Polytechnique de Tomsk, en Sibérie, Russie, à l’Université de l’Alaska à Fairbanks, en Alaska, aux États-Unis, et membre de l’Académie des Sciences de Russie, a trouvé un moment dans un emploi du temps chargé pour parler du sujet dans une interview exclusive à la revue BONNE VOLONTÉ. À cette occasion, la docteure ès Sciences en Géologie Marine et en géographie médicale a expliqué que le phénomène cité cidessus, qu’elle et ses collègues récherchent depuis 2003 dans l’une des zones les plus éloignées et les plus isolées du monde, est le résultat du dégel progressif du pergélisol (permafrost, en anglais, le nom donné aux sols gelés des régions arctiques). Les chercheurs estiment qu’il peut y avoir sous le pergélisol entre des millions et des milliards de tonnes de méthane, un gaz à effet de serre très puissant dont la capacité à retenir la chaleur est vingt fois supérieure à celle du dioxyde de carbone (CO2), le gaz carbonique.

Commentant les impacts de la découverte de son groupe, Shakhova a profité de l’occasion pour exposer un fait extrêmement préoccupant : « (...) les sources de méthane dans l’Arctique n’ont jamais été prises en compte dans le budget global du méthane, ni considérées dans les modèles climatiques globaux qui visent à prévoir les futurs scénarios climatiques pour la planète ». En d’autres termes, la libération du CH4 qui existe dans cette vaste région peut aggraver de plus en plus et rapidement la concentration de gaz à effet de serre.

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Craignant la possibilité que ce sombre tableau se concrétise, la chercheuse a également souligné : « Ni moi, ni personne de notre équipe scientifique n’est jamais allé au Brésil, mais nous savons que le peuple brésilien estime les valeurs de la famille. Nous espérons que cette qualité se répande dans le monde afin que tous les gens vivant sur la planète commencent à prendre soin les uns des autres, ainsi que de la Mère Nature, de la même façon qu’ils se préoccuperaient de leur famille. Cela ferait de notre globe un endroit beaucoup plus sûr et plus heureux à vivre ».

BONNE VOLONTÉ — Votre équipe a donné des alertes significatives à la communauté scientifique mondiale sur les émissions du méthane dans la région. Comment se passe votre routine de recherche ?

Shakhova — Le Plateau Arctique de Sibérie Orientale où nous travaillons est le plus grand plateau continental du monde (2 millions de kilomètres carrés) et une vaste zone de recherche. Lorsque nous avons commencé les études, on ne savait rien au sujet des émissions de méthane. (...) C’était comme chercher une aiguille dans une botte de foin. Nous avons eu la chance de trouver quelques zones actives en 2003 et nous pensions qu’il devait y en avoir d’autres. Depuis lors, nous avons mené des expéditions maritimes tous les ans. En 2011, nous avons commencé le forage du pergélisol qui existe sous le fond marin. Nous avons installé notre appareil de forage dans la glace fixe, extrait des carottes de sédiments et étudié l’état actuel du pergélisol sous-marin, un facteur important de contrôle des émissions de méthane dans l’ESAS. (...) Notre travail scientifique en mer comprend des tests et des recherches 24 heures sur 24. Nous ne dormons pas beaucoup lors des expéditions.

« La libération intense de gaz méthane des gisements déstabilisés dans le fond marin aurait des conséquences imprévisibles sur notre système climatique. »

BV — Quels sont les principaux défis que vous rencontrez pendant les recherches ?

Shakhova — Outre les difficultés logistiques, l’Arctique est un environnement inhospitalier, et y travailler représente toujours un défi, surtout aujourd’hui, parce que la région se réchauffe à un rythme deux fois plus élevé que le reste du monde. Toute la cryosphère est affectée : la glace marine, les glaciers et le pergélisol. Les tempêtes se produisent plus fréquemment que par le passé, les vagues sont plus hautes, et il existe la possibilité de rencontrer des vagues dites assassines ou géantes allant jusqu’à 100 pieds de haut [environ 30 mètres]. Une vague de ce type pourrait faire couler notre embarcation en quelques minutes, voire moins. (...) La réalisation d’expéditions en hiver devient encore plus difficile parce que l’épaisseur de la glace marine diminue, les zones d’eau libre au milieu de la glace (appelées polynies) sont en augmentation et la glace commence à se fissurer plus tôt. Il y a eu une année où notre expédition a presque été entraînée par un courant d’eau formé par la fonte de la glace — beaucoup plus tôt que prévu — en provenance du fleuve Léna.

BV — Quelle est l’importance du pergélisol pour la planète ?

Shakhova — Il est fait de sol gelé dans les zones du sol et de sédiments gelés sous les fonds marins. Dans l’ESAS, le pergélisol s’est formé pendant les périodes froides, comme durant le Pléistocène, entre 2,6 millions et 11 700 années. La dernière ère glaciaire s’est terminée avec la fin du Pléistocène, pour débuter la période actuelle, plus chaude : l’Holocène. Les glaciers accumulaient de grandes quantités d’eau à l’état solide et par conséquent les niveaux de la mer étaient plus bas d’une centaine de mètres pendant le Pléistocène qu’ils ne le sont aujourd’hui. Une bonne partie de l’ESAS se trouve actuellement à moins de 50 mètres de profondeur, de sorte que ses fonds marins peu profonds ont déjà été exposés à des températures de l’air très basses. Les sédiments de l’ESAS ont congelé à quelques centaines de mètres de profondeur et sont devenus le pergélisol qui stocke une énorme quantité de carbone organique. Si les sédiments qui contiennent ce matériau dégèlent, d’immenses quantités de méthane et de dioxyde de carbone seront produites et libérées dans l’atmosphère, en augmentant considérablement l’effet de serre, qui cause déjà des changements climatiques mondiaux. La libération intense de gaz méthane des gisements déstabilisés dans le fond marin aurait des conséquences imprévisibles sur notre système climatique. Ces effets demeurent incertains car les sources de méthane dans l’Arctique n’ont jamais été prises en compte dans le budget global du méthane, ni considérées dans les modèles climatiques globaux qui visent à prévoir les futurs scénarios climatiques pour la planète. Le but de nos recherches est de combler cette lacune de connaissances, rendre l’avenir plus prévisible et, en dernière instance, aider notre planète et tous les organismes qui y existent, y compris nous, les humains, à survivre.

BV — Est-il possible de prédire les conséquences des émissions de méthane pour la planète ?

Shakhova — L’Arctique dispose de grandes quantités de méthane, en tant que gaz préformé, et de carbone organique, qui peut servir de substrat pour la méthanogenèse (formation de méthane) lors de la fonte du pergélisol. Heureusement, le pergélisol des régions terrestres, qui constitue l’essentiel de ce sol dans le monde, reste largement stable. En revanche, le pergélisol sousmarin est en train de subir des changements drastiques dans son système thermique, en raison du réchauffement de l’eau de mer et d’autres facteurs. Rappelez-vous que dans l’ESAS, le pergélisol a été formé au cours d’une ère glaciaire où l’actuel fond marin du plateau continental n’était pas sous l’eau, mais exposé à des températures [de l’air] de congélation. Lorsque les glaciers ont commencé à fondre et que l’ESAS s’est rempli d’eau, les sédiments gelés ont été recouverts d’une eau beaucoup plus chaude que l’air, et, inévitablement, la température sur le site a commencé à monter jusqu’au point de fusion. Ce fait est très dérangeant.

BV — Que peut-il arriver avec le dégel du pergélisol sous-marin ?

Shakhova — Il renferme de méthane qui étaient au fond de la mer depuis des milliers d’années, période pendant laquelle le méthane a continué à s’accumuler à ces endroits. (...) Si ce matériau est libéré et en grand nombre, la hausse soudaine des niveaux de méthane dans l’atmosphère pourra entraîner des conséquences imprévisibles pour le climat de la planète. Malheureusement, nos connaissances actuelles sont encore limitées et une spéculation à cet égard serait irresponsable. (...) Nous devons poursuivre nos recherches jusqu’à ce que nous puissions déterminer des mécanismes pour éviter ce scénario. En attendant, tout ce qui peut être fait pour réduire nos émissions de gaz à effet de serre constituera un pas dans la bonne direction.

BV — Quel est le plus grand héritage que vous voulez laisser avec vos recherches ? 

Shakhova — Ce qu’un scientifique peut laisser pour l’humanité ce sont de nouvelles connaissances qui aideront les gens à maintenir la planète vivante et en bonne santé. Nous faisons notre travail dans l’Arctique russe, avec un climat très sévère, en mettant parfois nos vies en danger, pour l’avenir de nos enfants et pour que tous les individus sur la planète puissent avoir une vie normale.